Crise du lait : croissance contre territoires
Partager

La crise de l’élevage ne date pas d’hier. En janvier 2014, nous évoquions déjà les conséquences de la crise du secteur laitier dans notre région. A cette époque, la coopérative Sodiaal fermait le site Candia de Saint-Yorre (03). Elle supprimait 106 emplois et contribuait à la « revitalisation » du territoire à hauteur de 600 000 euros ; quand elle absorbait le groupe 3A et investissait dix millions d’euros en Bretagne dans une unité de production de lait à destination de la Chine !

Finalement cette crise n’en est pas une. En tout cas, pas pour tout le monde. Elle est le symptôme d’une mutation profonde d’un secteur laitier sommé de déverser ses milliards de litres sur le grand marché mondial. En guise de mutation, on assiste en fait à une adaptation, flexibilisation, concentration, bref à une destruction des filières de l’élevage laitier ancré dans les territoires.

Sont en cause ici :

– un marché français atone pour le lait, depuis la fin des années 1990 ; situation qui pousse à s’orienter vers l’exportation.

– la demande croissante en produits laitiers des pays émergents dont la révolution industrielle et urbaine porte des coups terribles à leurs agricultures et élevages.

La Turquie, par exemple, comptait 16 millions de bovins en 1980 pour 44 millions d’habitants ; et seulement 2 millions en 2012… pour 75 millions de personnes.

– La fin des quotas laitiers de l’Union Européenne, prévue pour 2015. Se sont conjugués là une volonté des pays du nord de l’Europe, le souhait de mettre fin à des politiques coûteuses comme le désir des industriels de gérer plus librement les volumes et les prix selon leurs intérêts. [Outre le lait, le sucre lui aussi est concerné par la suppression des quotas. Dans ce cas de figure, la pression des grands producteurs de soda a été déterminante.]

Ces nouvelles perspectives sur les marchés européens et mondiaux contraignent les professionnels du secteur à de grandes manœuvres de restructuration. Quand les producteurs laitiers bataillent pour être payés décemment, « les géants français du lait sont encore en pleine croissance », titrait récemment le magazine Challenge. Les logiques économiques et financières ne correspondent pas à des logiques territoriales et durables. La disparition du site Candia de Saint-Yorre, et l’affaiblissement de la zone de collecte laitière qui y était liée, est très révélatrice à cet égard : elle signe l’avènement d’une économie du lait hors-sol, tel que symbolisé par l’investissement concomitant dans des tours de séchage Sodiaal en Bretagne. Cette même économie hors-sol qui plonge la Bretagne dans l’impasse de son modèle agro-industriel.

 

Darwinisme laitier

Le principe ? Adapter par le prix et le marché les unités de production laitières aux conditions du marché mondial. Bref, éliminer les fermes non rentables et privilégier les usines à lait de type Ferme des Mille Vaches dans l’Ouest de la France afin de faciliter l’accès aux marchés mondiaux.

Dans ces conditions, la liquidation du site de Saint-Yorre ne signifie, ni plus ni moins, que l’abandon d’une zone de collecte trop étendue et trop peu accessible. En effet, l’agriculture de montagne se prête mal à la production du tsunami laitier induit par la demande croissante des pays émergents. Le Massif central et les Alpes sont classés parmi les zones à petites exploitations et à faibles rendements. Des géographies peu propices aux économies d’échelle nécessaires pour tenir dans le grand marché global.

***

Face à cette destruction systématique d’un secteur riche de sa diversité et de ses origines, il est sans doute temps de s’interroger :

  • sur la finalité de la production laitière : le chiffre d’affaire de groupes tels que Danone ou Lactalis a triplé en dix ans (passant de 6 à 18 milliards d’euros). Face à de telles courbes de progression, on ne peut que rester dubitatif : la finalité est-elle de produire du lait ou du chiffre d’affaire ? Vise-t-on le lait ou la croissance de la quantité de lait produite ?

La réponse n’est pas neutre quant au sens de cette production.

Sur sa durabilité, ses limites et donc sur les besoins essentiels auxquels une telle production est censée répondre.

  • Sur le coût de ce nouveau modèle agricole : sans connaissance des besoins réels de la population, l’activité laitière entre dans une démesure industrielle dont le terme est la liquidation d’une agriculture de proximité, potentiellement qualitative, durable et inscrite dans le territoire.

Une telle liquidation au profit exclusif d’une agro-industrie mondialisée comporte de sérieux risques et coûts économiques, sociaux, sanitaires et environnementaux. Faudra-t-il que nos territoires supportent seuls le coût global des profits faramineux réalisés sur les marchés mondiaux ?

 

Repenser l’alimentation

Cette question dépasse le cadre du secteur laitier pour englober la totalité de la question agro-alimentaire. L’alimentation est un bien commun, un service vital assuré par des ressources et des cycles naturels : doit-elle être un objet d’appropriation par un système qui en tire autant de profits qu’il génère de dégâts, de pollutions et de crises sanitaires ?

Le partage des fruits et des moyens de la production a été la question politique et sociale de ces deux derniers siècles. Il était la clé de la justice sociale.

Le partage des fruits et des ‘moyens’ de la vie, de toutes les ressources qu’elle génère et qui la rendent possible, est la question politique et sociale de celui qui s’ouvre : l’accès à une alimentation saine, durable et maîtrisée en est l’un des aspects.

Il passe par le maintien et le développement d’une agriculture de proximité en phase avec les besoins alimentaires des territoires. Ce qui implique l’invention et la mise en œuvre de politiques d’alimentation locales [La création juridique du Contrat Alimentaire Territorial dans la récente loi de modernisation de l’agriculture en est une préfiguration].

Bref, tout le contraire des stratégies de développement à « l’international » des grands groupes agro-industriels.